EX VOTO
Poème aux lanceuses de couteaux
de Alice Lefilleul
© Nora Duprat
Poème aux lanceuses de couteau, aux acrobates en body rouge soie qui sillonnent la piste du monde-cirque et affûtent leurs lames cherchant la meilleure cible.
Le monde est un couteau
pointu filant
comme nos colères
Quand on t’offre un canif tu dois
rendre une pièce
sinon le lien est coupé c’est ce qu’on dit c’est la
tradition
le couteau sans monnaie tranche l’invisible soin
sans pièce pas de lien
alors c’est ça
le capitalisme ?
Il faut que je vous dise que ma colère est immense
ma colère est celle d’une enfant née au siècle dernier celui des génocides celui des grandes guerres ma colère est celle d’une enfant à qui l’école française bien laïque bien républicaine a appris à se souvenir
se souvenir des hiers d’horreurs
car les lendemains chanteront
gave-toi glorieuse gave-toi
consomme club barbie et dorothée
filles blondes peroxydées
tu pourras être chanteuse ou avocate tu pourras surtout rêver de club med de plages blanches sur les panneaux collés aux bords des autoroutes
ma colère est celle de la génération qui a compris les mensonges qui a appris
racisme esclavage nazisme sexisme homophobie aussi Shoah Kosovo Rwanda Christophe Colomb a-t-il vraiment découvert l’Amérique ?
Et puis avec le siècle nouveau les mots nouveaux
féminicide
écocide
il faut vous dire que ma colère est immense que chaque mot nouveau que chaque mot de lutte défriche la violence arrache les artifices et laisse les plaies béantes
ma colère notre colère ne peut plus descendre dans la rue sans se faire latter la gueule par les forces de l’ordre les forces de quoi ?
Les télés découvrent ou plutôt se rappellent mais Malik était arabe Zyed Bouna Amada tous des noms périphériques des noms hors du centre hors du ventre de la métropole hors des tripes du monstre. Hautes voltiges coloniales boursouflures de notre histoire.
Vertiges.
Qui reviennent.
Vestiges.
La guerre d’Algérie la quoi ? Les événements les quoi ? Ah oui pardon circulez y’a rien à voir tu sais c’est comme les voitures qui circulent et brûlent du gaz autour du périphérique autour des amas de tente des demandeurs d’asiles. Asile quoi ? Circulez y’a rien à voir.
Vertiges.
Et ça tourne ça tourne ça tourne
ça fait gonfler la colère enfler la folie ça casse nos dents nos cœurs et nos espoirs.
Ça tue. Ça noie. Ça tue.
Et la terre
hurle de plus en plus fort
elle hurle
elle tremble
elle se réveille
car c’est elle
peut-être
qui lasse de recevoir nos colères
les plante à son tour dans nos ventres
attend
qu’un siècle nous détruise
et tout au fond du lac nous donnerons un coup sec nous taperons du pied et nos corps fileront remonteront vers la lumière s’extirperont des couches immenses de glaise arracheront les algues qui engluaient nos yeux nos corps amphibiens aux nageoires empêtrées se souviendront soudain que
le monde est un couteau
pointu filant
comme nos colères
nos mains se souviendront que
le monde est un couteau
et qu’il a deux tranchants
un pour donner la mort
l’autre pour choisir la vie.
Alice Lefilleul