© NnoMan – Collectif OEIL
Vu à la télé
Cette semaine, l’hebdomadaire Paris Match proposait une immersion en quartier populaire. Objectif : illustrer la solidarité à Pantin, par la mise en exergue des actions d’associations locales. Malheureusement, et comme souvent, cette double page avec photos ne fait qu’enchaîner représentations, essentialisation, mépris et clichés humiliants, dans la stricte lignée des publications dégradantes sur les quartiers populaires et ses habitants. Fumigène Mag suit le travail de l’association Pierre de Lune à Pantin, depuis des années. Nous leur ouvrons nos pages pour publier leur droit de réponse à cet article.
Paris Match, média mainstream, s’intéresse aux initiatives populaires solidaires durant la crise sanitaire. L’idée est bonne, l’intention est là mais les représentations des journalistes prennent le pas sur les exigences des pratiques et déçoivent une fois de plus les habitants et habitantes de Pantin qui leur ont fait confiance. À nouveau il nous faut prendre la parole, à nouveau il nous faut déconstruire, à nouveau il faut nous emparer d’espaces médiatiques indépendants pour crier notre colère et défendre notre dignité face à la description humiliante qui est faite des nôtres. Nous avons alors souhaité interroger les pratiques journalistiques à l’oeuvre dans cet article pour analyser les exigences du métier à l’aune des représentations individuelles des journalistes. Parce qu’il n’est pas envisageable de se contenter de la visibilité accordée. Parce que se taire c’est légitimer les clichés et raccourcis gangrenant cet article.
Une affaire de représentations
« Solidarité en bande organisée » : La bande organisée ou l’association de malfaiteurs telle que décrite dans le Code Pénal comme “tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’une ou plusieurs infractions”. Une référence à la délinquance qui tente probablement de déjouer les ressorts du préjugé parce que la sociologie nomme le retournement du stigmate. Le procédé consistant à s’approprier un stigmate dont on est victime. Il convient alors d’en laisser l’usage aux personnes actrices au risque de réactiver l’imaginaire censé être déconstruit. Un titre donc sensationnel qui renforce les préjugés en tentant de les confronter, à l’image du contenu qui déroule l’éternelle scission entre la banlieue et les autres.
Le décor est posé : une journée solidaire qui débute par des “checks” sur “fond de rap” sous la coordination de “Boucher”. Mohammed s’est pourtant présenté comme tel en accueillant dans le local associatif les journalistes de Paris Match. Mohammed ou “l’armoire à glace glissée dans un survêtement qui se fait appeler Boucher”. Oui Mohammed se fait appeler “Boucher” par ses proches, par le cercle intime des personnes avec lesquelles il vit. Un surnom comme tant d’autres dans tant de quartiers, utilisé comme un espace symbolique de représentation, qui appartient à sa vie privée et qui se répètera tout au long de l’article pour le qualifier. La journaliste empiète alors sur cet espace intime et par le biais d’un rapport de domination inconscient, déshumanise le jeune bénévole jusqu’aux citations des entretiens, retranscrites sans êtres retravaillées. Une forme de dénigrement qui se poursuit avec l’étonnement de la rédactrice face à “l’application d’écolier” de Mohammed. Président de L’Olympique de Pantin, à la tête d’un club de football historique qui ne compte pas moins de 650 adhérents, aucune mention pourtant ne sera faite ni de ses compétences, ni de ses activités professionnelles et de loisirs, ni même de son prénom. On assiste bel et bien à une négation de la singularité du président associatif à qui on concède une ultime remarque de la situation vécue dans son propre quartier : “Ça devient chaud.” C’est le cas de le dire.
Une asymétrie humiliante
Le procédé sera le même pour Hawa, Bintilly et Wodiouma dont les prénoms seront écorchés ou carrément remplacés par des surnoms tout au long de l’article. La rigueur journalistique exige pourtant des auteurs qu’ils s’assurent de l’orthographe des sujets qui témoignent. Quand les « bobos » sont nommés par leur nom, prénom, à grand renfort de curriculum vitae, les nôtres sont invisibilisés, réduits à leur état de racisés, bons au travail de bête de somme , à « porter des sacs » . Ce qui est occulté c’est le travail associatif titanesque, ce sont les ressources essentielles mobilisées et mises en œuvre en faveur de ce genre d’opération. Quand Thibault « initie des ponts numériques », Diane et Elisa « font appel à leurs réseaux » tandis que les nôtres « se laissent gentiment rackettés » . Qu’est ce qui justifie cette différence de traitement ?
“Jeunes des cités, bobos et militants d’extrême gauche, pour une fois unis autour d’une même cause”. Le clivage se déroule et la fracture réductrice ne reflète pas l’engagement des bénévoles présents ce jour là. L’association Pierre de Lune, implantée sur le quartier des Courtillères à Pantin et impliquée dans l’organisation des maraudes porte un engagement au côté de nombreux militants dans la lutte contre toutes les formes de discrimination.
Le folklore par omission
La qualité journalistique de l’article est incontestablement impactée par le principe folklorique à l’oeuvre dans la description des sujets et des lieux. Le champ lexical mobilisé pour nous décrire nous réduit à des corps voués aux tâches besogneuses, des corps exploités, productifs. Ce que l’article ne dit pas c’est que tout comme Elsa, Hawa est chargée de relation presse, que Lucien est professeur, que “Boucher” est le président de la plus grande association de Pantin. Ce qu’il ne dit pas c’est que notre association compte des infographistes, des traiteurs, des sociologues, des journalistes, des artistes. Ce qu’il ne dit c’est que nous collaborons régulièrement avec des associations et collectifs parisiens contrairement à ce que vous semblez croire. Ce qu’il ne dit pas, c’est que M. Fofana, loin d’être le patriarche austère et silencieux décrit est un père de famille aimant et bavard que nous croisons toutes les semaines quand il vient chercher ses filles à la danse ou au hand-ball. Ce qu’il ne dit pas c’est que vous avez posé sur nous un regard empli de représentations réductrices – oserait-on, de mépris – que ces représentations vous ont aveuglé au point que personne ne nous ait demandé nos professions. Ce qu’il ne dit pas c’est que les pratiques observées en l’espace d’une journée, vous en avez fait celle d’une masse uniforme qui nie nos singularités. Ce qu’il ne dit pas c’est que vous vous êtes empressée de nous dire au revoir pour prendre la route et retourner dans votre maison de campagne à quelques kilomètres de Paris. Est-ce de cette maison que vous avez fait la compilation des entraves au confinement des jeunes de Pantin ?
Nous ne questionnons pas vos intentions mais la façon dont vos a priori ont orienté vos pratiques professionnelles et entaché le contenu pourtant louable que vous avez tenté de proposer. Alors au nom de tout ce que vous ne dites pas, laissez-nous vous dire notre colère, notre chagrin et notre douleur à la lecture de cet article.
Association Pierre De Lune.